Stagiaire de rue

 

– Et pourquoi tu veux faire ça exactement ?

– Ben… Disons que j’ai envie de me poser, d’observer le monde, de le comprendre. Et puis je suis jeune. J’ai pas envie d’être dans un bureau, d’avoir un train-train aliénant. Tout le monde suit la même ligne. Moi, c’est pas mon truc…. Je sais pas si je suis très clair…

– Si si, pas de problème. Mais pourquoi moi ?

– Ben, j’vous connais…

– Tu peux me dire « tu »…

– Bon, je TE connais.  Je passe souvent ici. Et je sais que les gens t’apprécient. Qu’ils sont pas là à se demander qui t’es. Tu fais partie du quartier. T’es reconnu. Et puis… C’est con, hein, mais j’ai l’impression que tu fais pas ça que pour l’argent…

– Non, c’est pas con, c’est vrai…

– On sent qu’y a une envie de contact. C’est pas juste la main tendue. C’est plus que ça. Et ça, ça m’attire.

– Ben t’es le bienvenu…

– C’est vrai ?

– Ouais, ouais…  Tu peux commencer maintenant si tu veux…

– Plutôt demain si ça dérange pas…

– Demain c’est bien…

– Faut que j’amène quelque chose ?

– Je sais pas… Des craies. Comme ça, on pourra marquer un message.

– Et je suis hyper bon en dessin.

– Ouais enfin, on n’en fera pas trop… Je voudrais pas saloper le trottoir.

Le lendemain, j’arrive avec une boite de craies. Lui est déjà là, impatient.

– J’ai apporté des…

– Tu veux un café ?

– Ben, j’ai déjà pris un petit..

– On s’en fout. On va s’en jeter un. Je démarre pas la journée sans café.

– Et mes craies ?

– Tu les poses, elles vont pas s’échapper.

Sans m’attendre, il file en face. Sur le comptoir, le patron a déjà posé deux cafés avec le Parisien du jour. Ils se serrent la main, discutent du match d’hier, se charrient sur des petits trucs. Quand il fait mine de compter sa monnaie, le patron l’envoie gentiment bouler. Comme tous les jours.

– Msieur Dames, bonne journée…

– Et bon courage, surtout…
Nous retrouvons le pavé. La journée peut commencer. Il prend une craie blanche, marque « A votre Bon Coeur. Merci » et observe ma réaction.

– C’est bien, hein… Mais c’est un peu… classique.. On pourrait… Je sais pas…

– Ben dis…

– Changer de couleur par exemple. Faire un truc plus flashy. Et puis rajouter de l’humour. Trouver quelque chose qui fasse sourire. « A vot’bon foie »…

Son visage se décompose, je suis en train de le perdre, il faut que je rattrape ma connerie.

– Je dis ça, je sais pas…

– Et ben quand tu sais pas, tu dis rien, d’accord ? Les gens, ils passent, ils ont pas le temps. Faut aller à l’essentiel. Marquer les esprits.

– Ouais, je comprends, c’est juste que…

– Et les couleurs, qu’est-ce que tu crois ? Si je fais un bel arc en ciel, tout le monde va se dire que j’ai le temps de m’amuser. ça fait sérieux, un arc en ciel ?

– Non mais…

– Attention, je dis pas qu’il faut faire triste. Faut que ce soit joyeux mais pas trop. C’est pour ça, le blanc c’est bien, ça marque, c’est propre. Les gens se sentent pas déprimés. Tu comprends ?

– Ouais, enfin, j’avais pas vu…

– Bon, on continue la discussion ou on s’y met ?

La journée passe, monotone. Les gens ne s’arrêtent pratiquement jamais. Ceux qui le connaissent lui lance un petit sourire. Les pièces tombent parfois. Que de la menue monnaie. J’ai l’impression que les heures durent des plombes. Je suis pas sûr d’être totalement à ma place.

– C’est normal, c’est ta première journée. Demain, ça ira plus vite.

Le lendemain, je traine des pieds. J’arrive tard, peu motivé.

– Ton réveil a pas sonné ?

– Ben, je l’ai pas branché.

– Et tu comptes démarrer ta journée quand on sera tous couchés ?

– …

– Non mais tu crois quoi ? Que les gens vont t’attendre pour te donner une pièce ? Qu’ils vont la laisser dans un coin pour quand mossieur sera réveillé ?

– …

– Si tu veux voir le monde, faut te lever avec lui. Avant, même. Sinon, je vois pas bien ce que tu vas observer…

– …

– Allez, fais pas la gueule, ça va mettre une mauvaise ambiance…. Café ?

– Non merci…

– Tu sais quoi, rentre chez toi, tu me déprimes…

– Vous… vous me virez ?

-Non mais… reviens demain quand tu seras de meilleure humeur… Parce que là, franchement, travailler dans ces conditions…

Je profite de ma journée. Enfin je peux bouger, déambuler, observer la foule, repérer les tiques nerveux, les expressions qui trahissent une émotion. Les gens qui s’ennuient, ceux qui s’aiment, ceux qui en ont marre de visiter. J’apprends beaucoup, j’apprécie énormément.

Le lendemain, j’arrive tôt. Il est déjà là. A son regard, je comprends que quelque chose ne passe pas.

– T’as pas quelque chose de plus propre ?

– Ben si mais…

– Faut que tu te changes parce que là, franchement, ça fait négligé…

– Je voulais pas…

– Faut que tu sois présentable. Si t’es pas propre, les gens t’acceptent pas. Tu comprends ?

– Oui mais je pensais…

– Faut pas penser, faut écouter. Mets des vêtements propres. Si c’est pas pour toi, fais le au moins pour moi…

La journée se passe, longue, très longue. Parfois, on se dit rien. Parfois, j’essaie d’échanger des idées. Je lui parle des bouquins que j’ai lu, ceux qui m’ont donné envie d’être là. Je lui expose ma philosophie. Je sens bien qu’il s’en fout. Je repère les nouvelles têtes, les styles originaux. Lui comptabilise ceux qu’il connait. Les habitants du quartier qui partent au boulot, ceux qui s’arrêtent le midi au bar d’en face. Il m’avoue même qu’il ne part jamais tant que tout le monde n’est pas rentré. ça le rassure. Les autres, les touristes, les gens de passage, ça ne l’intéresse pas.

Le lendemain, j’ai mis une cravate pour la blague. Je me suis fait engueuler.

Le jour d’après, j’ai amené ma guitare. Pour m’exercer autant que pour faire passer le temps. J’ai attiré quelques regards, échangé plusieurs sourires. Certaines personnes se sont même arrêtées pour m’écouter. J’ai trouvé ce que je cherchais. Un petit moment gratuit à partager.

Lui, par contre s’est désolidarisé. A un moment, il s’est levé pour aller boire un café. J’ai reçu quelques pièces, et même des grosses. Pourtant quand il est revenu, il semblait énervé. Il a pris une craie blanche, il a dessiné un camembert.

– Non mais vous les jeunes, faut tout vous apprendre. Regarde, ça c’est la journée.

Il a rempli un bon quart de craie rouge.

– ça c’est le temps que tu passes à chanter. Les gens t’écoutent, ils sont sympas mais ils font rien et ils bouchent la vue.

Une autre craie, jaune, cette fois, pour le reste.

– Et ça, ce sont les gens qui s’arrêtent pas. Ils donnent mais ils s’arrêtent pas, tu comprends ?

– Euh…

– Comme ils s’arrêtent pas, ils font de la place. Résultat, tout le monde voit qu’on fait la manche, tout le monde peut donner.

– …

– La vue est pas gâchée, le travail peut continuer.

– Non mais…

– Faut que tu penses « rendement ». Avec ta guitare, c’est joli mais ça me casse les oreilles. Et le premier jour, tout le monde va donner mais demain, ceux qui sont déjà passés, tu crois qu’ils vont encore s’arrêter ?

– Non mais…

– Tu vois, il faut que tu penses à plus long terme. Et puis, tu connais quoi, dix chansons. Tu crois que ça va leur plaire d’entendre toujours la même chose ? Même le patron en face m’a fait des remarques alors après deux jours, je t’explique pas…

– Oui mais j’ai eu beaucoup de monnaie.

– Fais les compte. Moi, ils donnent peu mais ils donnent souvent. Toi, attends la fin de la semaine, tu verras…

Je n’ai pas fini la semaine.

J’ai déserté mon coin de rue.

J’aurais du le prévenir ou lui dire en face.

Mais j’en ai pas eu le courage.

Un matin, je me suis simplement pas levé.

J’ai évité le quartier pendant des années.

Et un soir, dans une autre rue, je l’ai croisé.

– Tiens ! Si je m’attendais…

– Ben ? T’es plus dans le même quartier ?

– Tu parles, ils m’ont viré. Par devant, c’était grand sourire et tout mais dés que j’ai eu le dos tourné… Et puis, le coin a été racheté. C’est plus les mêmes gens. Alors forcément, les commerces ont bougé. Et moi, j’ai fait parti de la charrette. On m’a demandé d’aller ailleurs. A mon âge, chercher une place, t’imagines ?

– Et ça va, c’est pas trop dur ?

– Bah, comme partout…. Enfin, c’est vrai qu’en ce moment… Et toi ?

– Ben rien… Enfin si, je travaille…  Dans un bureau.

– ça m’étonne pas…

– Quoi ?

– La première fois que je t’ai vu, j’ai su…

– Quoi ?

– Pour la rue. T’as pas le profil.

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