Le champ libre

Je vivais en ville depuis dix ans. Mais comme je roulais en vélo, faisais pousser trois salades dans une friche squattée avec quinze autres zozos, comme je passais le moindre jour de congé dans des fermes biôôô ; comme j’avais grandi presque vingt ans à la cambrousse, option pêche à la grenouille de nuit et comptage de chauve-souris de jour, et que je m’essuyais toujours les mains sur mon jean, je croyais être toujours une fille de la campagne.

Après avoir adoré la ville, ses cinémas en VO, sa mixité, ses restos thaïlandais végétariens, son million d’associations, ses festivals et ses concerts, l’anonymat vite effacé par les rencontres fortuites, bref son ébullition, je me mis à rêver d’un poulailler, d’un potager, de silence bienfaisant seulement entrecoupé de chants d’oiseaux dont j’apprendrais vite les innombrables noms – devenant incompréhensiblement plus douée pour l’ornithologie que je en l’ai jamais été.

C’est ainsi que je décidai d’aller vivre au vert. Une vraie campagne, bien paumée, avec ses petits vieux, ses baraques en pierres apparentes, son bingo du jeudi avec comme premier lot un demi-sanglier, plein d’arbres à pollen allergisant, et au milieu coule une rivière. Mais je m’avance.

Je me voyais déjà, dégustant un petit blanc de pays à la terrasse ensoleillée d’un café tellement typique, avec ces gens du cru, rudes au premier abord, mais finalement tellement attachants (au deuxième rabord). En réalité, la ville de référence compte moins de 10 000 habitants, une boulangerie et demie, quatorze esthéticiennes, douze coiffeurs, seulement deux bars. L’un deux est dédié uniquement au tiercé, l’autre fréquenté à 90 % par “mes” lycéens. Que j’aime bien, au demeurant, mais que je ne tiens pas particulièrement à avoir pour public quand je compare les mérites érotiques de la brouette islandaise et du piqué de l’oiseau birman. (Tu fais pas ça, toi, à l’apéro ? Je-ne-juge-pas). Et les gens du cru ne m’ont pas attendue pour avoir leur vie.

Dans ce milieu hostile, j’ai néanmoins tenté de retrouver mes repères. En ville, je retrouvais mes compatriotes – interlopes et chamarrés, cela va sans dire – dans des “bals traditionnels occitans”. Des heures de danse en plein air, beaucoup de trentenaires, quelques plus jeunes, un ou deux papis dont les pas impeccables nous laissaient sans voix, un joyeux mélange superficiel mais joyeux.

Du coup, apprenant qu’il existe un club de danse pour les jeunes (le mardi) dans mon village, j’ai crié si fort que les draps s’en souviennent j’étais bien contente. Une fois sur place, j’ai dû me rendre à l’évidence : jeune, en pleine cambrousse, ça n’a pas la même signification qu’ailleurs. J’étais la seule à ne pas être à la retraite. Le groupe du jeudi, c’est le quatrième âge. Mais je ne peux pas y aller, « les jeunes, ça sait plus danser, on va trop vite pour vous ». Et c’est vrai. Ne vous mettez pas sur la piste d’un couple qui totalise un siècle et demi d’âge.

Une autre chose que j’adorais quand j’étais citadine : les brunchs. Celui du dimanche était quasi sacré : chocolat chaud, oeufs à la coque et saumon fumé, dans le cadre “rustique” (il y avait des cruches en vraie poterie, tu vois le délire ?) de mon salon de thé préféré. J’ai découvert avec délice (et bravoure) (surtout bravoure, en fait) que c’est ma campagne d’adoption qui a inventé le concept : 8 h du matin, le dimanche, avant le quine de l’école primaire, on petit-déjeune aux tripoux, avec un coup de rouge. Sauf si on tue le cochon, ça repousse à 10h.

Alors voilà. Je n’ai pas encore de poules, ni même de potager. J’ai adopté une voiture et je délaisse mon vélo, les côtes étant éreintantes. Je ne peux plus me raconter que je vis au centre du monde, là où tout se passe (en même temps, j’ai jamais été parisienne, je partais avec un handicap sévère). Mais cette nuit, en revenant à pied de chez l’apiculteur, j’ai vu mon ombre projetée par la pleine lune.

Les deux pieds dans la bouse, sans aucun doute, mais la tête dans les étoiles.

4 commentaires

  1. Je vis à la campagne aussi, moins profonde que la tienne certes, mais tranquille aussi… J’aime beaucoup te lire drôle et touchante…

    Et j’adore cette conclusion…

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