Le visiteur du soir

Allez, les derniers clients sont rentrés, les films sont commencés, on peut terminer l’inventaire. Je sors les  gobelets de soda, les compte selon les tailles, marque le nombre de vendus. En face de moi, ma collègue compte sa caisse. Devant elle, les tickets annulés, les traces de cartes bleues, les exonérations. Nous n’avons pas fermé à clé car il devrait passer.

Pourtant, rien n’est sûr. Parfois c’est tous les soirs. Parfois non. On ne sait jamais vraiment, c’est selon son parcours. S’il arrive et que la porte est fermée, on ne pourra pas l’écouter. Ce serait vraiment dommage. Sur le coup, on s’en voudrait.

Tiens justement, le voilà. Avec  son sourire malicieux caché derrière sa barbe, son œil pétillant, ses kleenexs  enroulés autour de ses doigts propres et sa veste sale qui couvre à peine son corps maigrelet. Ma collègue relève à peine la tête, elle termine son compte. Moi, j’abandonne mes gobelets.

– Bonsoir…

– Bonsoir…

– Vous allez bien ?

Il hausse les épaules.

– Vous savez ce qu’en pensent les gendarmes… On dit parfois qu’ils aiment les képis mais ce n’est pas vraiment sérieux. Entre eux, il y a déjà les papillons…

Ma collègue arrête ses comptes. Il est temps d’écouter.

– Alors, bien sûr, les bleus ne sont pas contents. Ils volent dans tous les sens, pensez-donc. Et puis un jour ça se passera mal. Les rouges sont jaloux. Ils ne respectent rien, ils écrasent tout. Ils ont une démarche, on dirait des éléphants…

Ma collègue sourit. Il lui fait un clin d’oeil complice. Elle ose à peine poser sa question de peur de le déranger. Lui ne se rend compte de rien, il continue.

– Tout ça finira mal. Tout comme les chaussures. Il suffit de voir les lacets…

– Je voulais vous demander… Vous comprenez ce que vous racontez ?

Il s’arrête un instant, prend le temps de réfléchir. Elle est gênée par sa question. Mais la curiosité fût plus forte. Il sourit puis

– Les fromagers sont quand même les mieux lotis. On dit les bricoleurs mais c’est complètement faux. Ils ne vendent pas de la tome et on ne peut rien n’y faire…

– Tout ça veut bien dire quelque chose, non ?

– Attendez de voir. Les bricoleurs se sont rebellés… ça a été une sacré bagarre. Et les insultes…  Mais tout est parti dans le caniveau. Il n’en reste rien mise à part la lune. Elle dit qu’elle n’a rien vu. Faut il vraiment la croire ?

– D’où ça vous vient ces belles histoires ?

– La gendarmerie n’est pas dupe. Personne d’ailleurs. Pensez, il y a tellement d’air qui circule.

– J’aimerais tellement comprendre ce que vous avez dans la tête.

– Enfin, la saison des fleurs est passée, le soleil ne revient pas dessus. Tout s’est bien terminé.

– Le jour où je serais partie, franchement, vous me manquerez…

– Ne reste plus qu’à mettre sa veste et d’entendre chanter. Bon, les oiseaux font leurs accords, ils sont toujours dans leur coin. Ils aiment tellement piailler.

– Vous reviendrez demain ?

– C’est de leur âge,  on ne peut pas les blâmer.

– Vous reviendrez hein ?

– Que voulez-vous qu’on dise ? Si les vers sont dans le gosier…

– A demain alors ?

Il réfléchit un instant. Il va nous dire quelque chose.

– Au revoir….

Elle lui offre un sourire quand bien même elle est un peu déçue.

– Au revoir…

Il quitte le cinéma. Elle ferme à clé derrière lui. Je reprends mon compte de gobelets. La soirée peut maintenant se terminer.

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