La prière

La prière.
La prière.

 

Je rentre chez moi. Je suis dans ma caisse. Mon cul, mon bienheureux cul, est posé sur un fauteuil bagnolesque de standingue supérieur. Le cuir adoucit les mœurs, tu sais.
La nuit se précise. Les hauts immeubles commencent à la recevoir, et leurs premières lumières l’accentuent au lieu de la rejeter. C’est la lumière qui donne de la force aux ténèbres, voilà ce que je me dis dans ma petite gueule obscure.

Je passe devant le panneau Garges-lès-Gonesse, celui qu’est tout proche du virage qu’on prenait toujours pour aller voir mes grands-parents. Et d’un coup, un putain de souvenir m’éclate dans le citron.

Je me rappelle d’un trajet pour aller voir les vieux de ma vieille. Ou plutôt, je ne me souviens plus de rien jusqu’à qu’on se gare dans le parking de la téci. Juste la voix de l’animateur radio qui s’entretient avec un auditeur. La fumée de cigarette de la daronne. Et sa respiration saccadée. Je m’endors et les indiens d’Amérique m’attaquent. Ses connards me niquent la beuje et je douille sévère en me retirant une flèche empoisonnée de la cuisse. La roulotte compresseuse où je me trouve, pilotée par un con pressé, fait alors une embardée et je tombe comme une merde dans une flaque d’eau. Une flaque profonde comme la mer. Ma daronne me regarde, cachée entre les voiles du chariot, elle est paralysée par la trouille. Et moi comme un couillon, je suis l’homme qui coule à pic. Si seulement je pouvais avoir une gueule de bois, peut-être que je flotterais mieux. Je me marre. Une lumière tremble au-dessus de moi, au-delà de la surface de l’eau. Un courant électrique se balade dans mes muscles lorsque ma dernière bulle d’air s’échappe de ma bouche, lentement. Je tente de la récupérer avec la main mais l’air glisse entre mes doigts, inexorablement. Je me dis que ma mésaventure risque de tourner court et que je vais crever dans un silence magnifique.

Le temps s’écroule tout doucement lorsqu’un truc puissant me traîne par le bras et je refais surface dans un saut de plusieurs mètres, comme une balle qu’on essaye de maintenir sous l’eau puis qu’on laisse échapper. Mes poumons se remplissent d’atmosphère.

Je me réveille en sursaut et je regarde par la fenêtre. Quelques étoiles fatiguées et un immeuble flottent dans la pénombre. Les appartements ressemblent à des écueils, mais à la place de l’eau, s’étend la route et son océan de goudron. Putain, c’est quand même beau une ville la nuit. Mon grand-père écarte les rideaux de sa fenêtre laissant apparaître son doux visage au troisième étage. Je souris.

L’état d’éveil ne dure pas. Ça fait plutôt comme quand une prise de courant a un faux contact. Une réalité par intermittence.

Je sens une sorte de doux bercement. Je dois encore dormir lorsqu’une deuxième gifle me percute la gueule exactement au même endroit que la première. Le ciel est bleu, vierge de nuage. Ma joue me brûle. Puis un coup de pied dans le bide me fait rouler de deux tours et demi par terre. Un oiseau noir passe dans le ciel sans presque remuer les ailes. Il plane comme le doute. Et les coups tombent comme la pluie. J’abstiens de répliquer. Impossible de me protéger. On me taloche l’occiput véhémentement. Par réflexe je me tasse entre mes deux épaules. Un brouillard épais m’ouate la gueule. Une voix résonne dans ma tête-à-claque, elle dit : T’inquiète pas négro, c’est pas réel, en vrai t’es à la casbah. Rien de ce que tu vis ne se passe, t’es pas en train de te faire savater. T’es dans le salon, tiens regarde ducon, papa passe son bras sur l’épaule de maman qui détourne la tête en gloussant. Mais les coups me font atrocement mal, alors je prie que ma pauvre tête se vide enfin de tous ces rêves inquiétants. Ça fait un bail que j’ai pas prié, tu sais. Depuis que mon daron est mort.

Pourtant, à un moment, j’ai vraiment cru en Dieu. Le jour où j’y ai cru le plus c’est quand j’ai perdu ma petite voiture à friction. À l’époque je suis un professionnel de la science-friction. Je joue à la petite voiture dans la maison en la faisant rouler sur le linoléum du salon. Elle bombe parce que son mécanisme chinois est bien huilé. Je rêve d’être Alain Prost, tout en conservant mon pif aussi. C’est mon daron qui le kiffait, Alain. Alors moi aussi du coup. Il courait pour l’écurie Ferrari, la marque au cheval bipède. Ça en jetait, putain.

Un jour que le lino a gondolé à cause du chauffage, ma petite voiture part valdinguer de travers et disparaît dans la pièce. Impossible de la retrouver. Je la cherche de partout, cette pute, en procédant à un examen minutieux du salon. Pendant tout l’après-midi. Sous les meubles entre les habits, derrière les sacs de course. Rien. Évaporée. Mon unique voiture à friction. Et unique en son genre qui plus est. De fil en aiguille, comme disait une couturière du tiéquar, j’en viens à penser à Dieu. Dehors, il flotte depuis des nuages gris. Un temps de merde comme toujours, quand j’y pense. La lumière traverse difficilement les vitres crades et le salon est tout zarbi sous les lueurs d’une vieille ampoule trop fatiguée. J’attends un petit moment le cul sur le lino sans savoir exactement quelle attitude adopter, puis je baisse la tête et joins les mains. Ferme les yeux. Courbe l’échine (jusqu’à l’Afrique). Je me dis dans mon crâne en os calcifié : Bonté divine, si tu me fais retrouver ma petite voiture, je jure que je refuserais à chaque fois que mes lascars m’inviteront à aller dépouiller qui tu sais. Et je ne parlerais plus jamais avec eux de ce que tu sais. Je le jure. Je dis plusieurs fois je le jure, je le jure, je le jure. Trois fois. Pour que ça marche du tonnerre. Puis je m’allonge sur le sol, en posant ma joue contre le lino dégueulasse et je ferme un œil. Le bon. La silhouette de la petite voiture m’apparaît, les contours scintillants dans l’obscurité criblent mes pupilles de ses petites paillettes dorées. Un ange passe et j’hurle triomphalement : Dieu existe ! en serrant la petite bagnole contre mon cœur.

Mais quand j’ai prié encore plus ferveusement pour qu’il ne laisse pas l’âme de mon père s’envoler dans la stratosphère, mais qu’avant le petit matin, pourtant, il ne vivait plus du tout, et qu’à partir de cet instant, ma life devint aussi vide que l’intérieur d’un tambour, alors je compris que Dieu existait mais qu’il pouvait prendre des vacances.

Et dans mon rêve, la branlée qu’on m’attribue dans la gueule me rend un peu de foi. Je prie pour que tout s’arrête le plus rapidement possible. Aussi, quand mon grand-père me secoue pour m’extirper de ce putain de cauchemar, et que j’ouvre un œil, le bon, je me dis qu’après tout c’est peut-être mes prières qui ne fonctionnent qu’une fois sur deux.

3 commentaires

  1. Je ne sais pas comment tu t’y prends, mais la dernière fois qu’on m’a embarqué comme ça dans une histoire d’enfance c’était Picouly dans le champ de personne. Bravo.

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